S'il y a un peintre qui se situe
Aux antipodes de nos rêves
C'est bien Brô.
Nul besoin pour Brô
De chercher un Tahiti lointain comme Gauguin
Car Brô s'y trouve déjà.
Il y est né.
Il est en possession du paradis.
Les antipodes du rêve
C'est la réalité qui a l'aspect d'un rêve.
Ainsi Brô se promène parmi nous, parmi les
incrédules
Car la réalité, le rêve réalisé
qu'ils voient en Brô
Et dans sa peinture, ne peut selon eux être réel.
Cela ébranlerait tout un système de raisonner
actuel.
Car un rêve de loin ne peut pas,
Ne doit pas se promener, s'étaler parmi nous
Surtout s'il est beau.
Chercher le paradis et trouver
Les derniers vestiges d'un paradis perdu
Comme un explorateur, comme l'a fait Gauguin
C'est considéré comme bien
C'est considéré comme héroïque.
Mais créer et rayonner un paradis autour de soi
Tout comme un arbre, sans se déplacer
Est considéré comme aberrant
Parce que cela n'est pas prévu.
Les paradis ne se cherchent pas, ne se trouvent pas
On ne peut pas les atteindre, acheter, usurper.
Le paradis on ne peut que le créer soi-même
Le posséder déjà
Ou le laisser se développer de lui-même
Tout seul sans intervenir.
Hundertwasser pour Tahiti, Nouvelle-Zélande 1983
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Texte pour la rétrospective
Brô à Caen
Àprès sa mort étrange et mystérieuse à l'outrance comme il arrive souvent à des grands disparus de l'humanité, je ne cesse de parler avec Brô.
C'est comme si je lui devais quelque chose.
Ce que je fais lui plairait ou déplairait ?
Je vois avec les yeux de Brô.
Ou bien j'essaye, d'instinct.
L'enterrement était extraordinaire, jamais il me
semble il y a eu tant de neige à Paris.
La messe était dans l'église romaine orthodoxe
de Saint-Julien-Le-Pauvre juste en face des fenêtres de la rue Galande
où Brô a vécu et peint ses dernières années
et d'où il a disparu bizarrement dans le néant, bien à
la manière de Brô.
C'est tout comme s'il ne voulait pas qu'on le retrouve.
J'ai loué une voiture mais dans la tempête
de neige, je suis arrivé trop tard au cimetière .
Je n'ai vu que la terre fraîche.
De la tombe on voit le manoir de Courgeron.
De colline à colline.
Brô est tout simplement trop grand, trop différent, il agit sur une autre échelle, sur un autre niveau pour être vu des autres. Pour le voir, il faut qu'on monte ou qu'il descende.
j'étais un petit rien d'autrichien quand j'ai rencontré
Brô, Bernard et Micheline en Toscane.
On était tous en auto stop bouleversés
par la beauté de Siena, de san Gimignano, Pompéi, Taormina
et Palermo, de l'art, de l'architecture et de la nature.
Je dois dire qu'au début, j'étais attiré
par la beauté extraordinaire de Micheline mais elle n'était
là que pour Brô et Bernard. Je n'étais qu'un annexe,
un accompagnateur, une trouvaille de la route.
Ils ne savaient peut-être pas mais en me ramassant
c'est un don formidable que j'ai reçu.
Car à partir de ce moment, ma vie a réellement
commencé.
Je dois à eux ma naissance comme peintre.
Surtout Brô m'a ouvert les yeux sur un monde extraordinaire.
Avant, j'étais dehors et sans clef.
On était en été 1949.
Tous les trois étaient farouchement différents
des autres mortels. ils se comportaient tout naturellement comme si à
eux tout seuls dépendait la renaissance de la culture humanitaire,
religieuse et culturelle mondiale.
Ils représentaient un programme, une idéologie
universelle conçue par eux-mêmes.
Je n'avais jamais vu ça.
Avec barbe ou crâne rasé, avec des chapeaux chinois, des habits très simples et élégants d'un style raffiné comme dans l'ancienne Égypte créés et cousus par eux-mêmes. Les pieds ou bien nus ou en sandales spécialement construites par eux aussi, ils étaient à eux seuls une exposition itinérante de la mode des siècles à venir. Rien de bohémien pittoresque, leur comportement était d'un sérieux de pionnier, un monde meilleur, infiniment plus beau et juste.
Atteindre l'ordre suprême par la beauté n'était plus une utopie mais un chemin, une procédure bien réelle et viable.
Brô et Bernard se surpassaient dans les inventions vestimentaires, picturales, philosophiques, littéraires et dans les prouesses humaines prenant, comme arbitre, Micheline qui dominait tout de ses yeux immenses, son nez égyptien et ses longs cheveux noirs.
Et puis des drames quotidiens entre les trois. Je n'avais
jamais vu ou assisté à cela même dans les films ou
les romans les plus extravagants et fous. C'était le duel des géants
d'un autre univers. Et j'étais témoin.
À la fin Micheline choisit Brô.
Nous avons fait de l'auto-stop sur un camion ouvert la nuit sous les étoiles de Taormina a Messina.
À Palerme, on a suivi le tuyau d'autres auto-stoppeurs
et on s'est laissé rapatrier par chemin de fer, omnibus gratuitement
jusqu'à Ventimiglia, la frontière française.
"Omnibus", c'est le train de plus lent possible - trois
jours et deux nuits de voyage du Sud au Nord.
Les carabiniers italiens nous ont consignés aux
douaniers français qui ont hoché la tête car moi comme
autrichien, j'aurais dû être rapatrié à la frontière
autrichienne. Mais comme cela je suis entré en france où
on m'a appelé "Monsieur", ce qui m'a beaucoup impressionné.
Brô était toujours aux prises avec les autorités
de toutes sortes et leurs paperasses. Il en avait horreur.
Je me rappelle que Brô vivait tranquillement avec
son fantôme dans son manoir de Courgeron et peignait les plaines
de l'Orne, dispersées de pommiers et avec des
horizons consistant des collines Ondulées qui s'enlaçaient.
Nous étions de très bons amis mais nous avons vécu rarement ensemble. Une fois en hiver, je téléphonais à Brô de Venise ou de Vienne. il me disait qu'il allait bien mais que son fantôme a le rhume et qu'il tousse.
Son atelier était au premier étage du manoir
de Courgeron, accessible par un très vieil escalier en pierre
en califourchon qui fait la tour, ronde comme dans tous
les châteaux dignes de ce nom.
Il n'y avait pas d'électricité.
On cherchait l'eau dans un puits à cinquante mètres
plus bas dans des seaux et on allumait des lampes à pétrole.
Sur l'insistance des amis, Brô se résignait
finalement à faire des démarches pour avoir l'électricité.
Remplir des formulaires, se rendre à l'EDF à
Argentan était un supplice pour lui qui par surcroît ne conduisait
jamais des voitures et puis payait avec des mandats eux aussi à
remplir.
Et Brô attendait de voir venir l'électricité qui n'est pas venue. Après une longue attente il devait partir sans avoir eu de la lumière.
Quand Brô retournait un soir sombre d'un séjour
à Venise ou d'Amérique et tournait avec de grands espoirs
un `commutateur électrique tout neuf, il n'y avait pas de réaction.
Par contre, il y avait beaucoup de lettres prises dans la boîtes
aux lettres à l'entrée de son allée de tilleuls.
Après avoir allumé ses lampes à
pétrole comme d'habitude, il lisait les lettres, une de l'EDF pour
payer le reste du montant du pour l'installation du courant
électrique, une pour payer le montant pour la consommation électrique
! Plusieurs avertissements et sommationsde payer dans un délai de
... faute de quoi on allait être obligé de lui couper l'électricité.
Et puis des lettres l'informant de la coupure d'électricité effectuée avec mandats de paiement pour le coût de l'enlèvement de l'électricité et des amendes pour manque de paiements.
Il faut imaginer Brô qui penchait déjà
dans le pessimisme. C'est bien le malheur qui ne peut arriver
qu'à Brô - c'est une des aventures bien
typiques de Brô.
Il se rendait à nouveau à Argentan pour payer les arriérés, les amendes. Tout cela et refaire les démarches pour la réinstallation d'électricité. Pendant tout son séjour à courgeron, l'EDF se faisait attendre, donc Brô est parti à nouveau sans avoir eu la lumière électrique.
Quand il retournait après quelques mois, la même chose se répétait. Pas d'électricité mais en revanche des sommes à payer pour l'installation, désinstallation, amendes et frais.
Ainsi Brô payait un an ou deux l'électricité sans jamais avoir eu le plaisir de l'avoir.
Brô m'a raconté tout cela en détail plein d'amertume, ajoutant que s'il traverse le bois à pied pour acheter une bouteille de pétrole pour allumer les lampes à l'épicerie du Pin au Haras, il savait exactement où il était.
Avoir un compte en banque qui paierait automatiquement
l'EDF en son absence créerait un surcroît de complication.
Davantage de formulaires à remplir et le souci constant de s'assurer
que ce compte est fourni d'argent. Autrement
des catastrophes pires encore en résulteraient,
par exemple par chèques sans provisions culminant à la confiscation
de Courgeron. Par contre, avec un litre de pétrole, on est tranquille,
on n'est jamais embêté.
Brô était une encyclopédie vivante, il savait tout. il était toujours entouré de livres savants de toutes sortes, philosophie, histoire, alchimie, politique, art, architecture, botanique, géographie, etc..., ouverts aux pages intéressantes. Moi qui ne lisait que des romans-photos, mots croisés, Simenon et Winnie The Poo, j'étais impressionné.
il parlait longuement des conclusions et idées sur le futur, le présent et l'avenir. Il était un savant, un philosophe, atteindre l'ordre suprême par la beauté. C'est exactement ce que l'avant-garde intellectuelle d'après la guerre nie farouchement. jusqu'à maintenant, selon la maxime : tout ce qui est beau est mauvais, tout ce qui est laid est bon. C'est si simple et si faux. Brô et moi nous avions presque toujours eu exactement ce sujet de conversation. Seuls contre les intellectuels de la culture rendus encore plus accentués par l'entente avec l'intellectualisme de gauche en vigueur à ce moment à Paris. De cette dictature du pouvoir intellectuel, destructrice, de cette dictature de la laideur et du néant manifestés par les critiques d'art, les musées et les galeries en vogue, Brô en a souffert plus que moi.
Chaque rencontre avec Brô était un cadeau pour moi. Il m'a montré sa maison de Ramatuelle, nous avons navigué ensemble sur mon bateau Regentag de Venise à travers tout l'Adriatique jusqu'à Tunis, et Brô a tenu la barre la nuit. Nous avons peint ensemble par moins 20° en hiver dans la neige à la Hahnsäge, une petite scierie abandonnée au milieu d'une forêt de sapins au bord du Kamp. Nous avons fait souvent des promenades à pied et en voiture en normandie autour de Courgeron. La dernière fois, nous étions ensemble en Nouvelle Zélande dans la maison de bouteilles dans la vallée de Kaurinui.
Je me sentais constamment en devoir de ne pas faire assez
pour Brô et je me sentais coupable d'avoir eu plus de succès
que lui. Ainsi une fois pour alégrir Brô qui était
souvent taciturne et triste, je lui montrais et racontais de mes mauvaises
critiques, les plus écrasantes et humiliantes Alors il se passait
une chose que je n'attendais pas du tout. Il est devenu encore plus sérieux.
Il disait : moi aussi, je voudrais avoir de mauvaises critiques. J'ai compris
que je venais de faire une gaffe impardonnable.
Brô acceptait comme le plus naturel du monde que je l'invitais à vivre et à peindre dans plusieurs endroits : Venise a la casa de Maria à la giudecca en face de San Marco et la maison du gardien au Giardino Eden devant la lagune, au moulin Hahnsäge en Autriche, la maison de bouteilles en Nouvelle Zélande et dans la rue Galande d'où on voyait le clocher de Notre-Dame de Paris.
Aussi, j'ai pu arranger ses expositions en Norvège, à Vienne, à Zurich, à Washington, et surtout je suis fier d'avoir pu lui réaliser un désir latent, un séjour et une exposition à Tahiti au Musée Gauguin.
Déjà au début de notre amitié, Brô m'a montré un petit livre exotique et très intime infiniment engouffrant et visionnaire écrit et illustré en blanc et noir par Gauguin même.
Mais tout cela n'était pas assez pour repayer Brô de tout ce qu'il avait fait pour moi. M'accueillir en Toscane, m'apporter à Paris, me laisser vivre et habiter dans son atelier impasse des Sureaux à Charenton et surtout de m'avoir ouvert la porte du royaume de la beauté.
Brô et moi, nous avons fait un autre échange. Il m'a permis de peindre des yeux en amande situés très haut dans des têtes rondes, c'étaient des yeux vus chez Micheline et surtout dans les mosaïques de Ravenne et la peinture de Sienne.
Moi, par contre, je lui donnais le droit de peindre les
arbres ronds rayonnants avec âmes et vie intérieure avec une
auréole, un halo que j'ai vu chez le peintre allemand Walter Kampmann.
Ainsi, nous avons peint têtes et arbres chacun
un peu à sa manière.
En 1949 et 1950, j'habitais chez la famille de Augustin
Dumage, ami de Brô et Bernard. Et c'est dans cet ancien pavillon
de chasse Napoléon III en bordure de la forêt de Vincennes
que Brô et moi nous avons peint deux peintures murales ensemble :
Le pays des hommes, des arbres et des
oiseaux et La pêche miraculeuse.
Brô dessinait et je remplissais avec des couleurs.
souvent Brô peignait et moi je dessinais aussi. Nous utilisions la
peinture à la colle et à la caséine préparée
par nous-mêmes avec de la chaux vive et du lait caillé.
Brô était aussi mon maître m'enseignant les sagesses de la vie et de la survie quotidienne. Il était un précurseur avant la lettre de l'écologie. Par exemple, il m'apprit comment survivre avec le blé. Avec 5 kilos de blé simple achetés chez un fermier, on peut vivre un mois pour un prix absolument dérisoire, disons 1 f ! ou 5 f ? Brô m'a expliqué que pour empêcher que les gens mangent du blé si bon marché au-delà de toute comparaison avec le prix de la nourriture en général, l'État interdit aux fermiers de vendre du blé en détail aux particuliers et teint le blé destiné au bétail en rouge ou en bleu et considère le blé monopole d'état. C'est pour cela aussi que le prix du blé en magasin serait tenu artificiellement plus cher que la farine ou le pain. De ces "secrets d'État" Brô en connaissait une infinité.
Avec le blé on peut faire des soupes, du pain au
levain, du café (en rôtissant le blé), de la salade
verte (en germinant le blé), des galettes et une multitude d'autres
mets.
Brô m'a appris comment faire les galettes de blé.
Il concassait le blé pas trop gros et pas trop fin avec un vieux
moulin à blé en fer doté d'une manivelle au volant
impressionnant. Il laissait tremper dans l'eau pendant 15 minutes et mettait
le blé en forme de galette d'une épaisseur d'un centimètre
à griller sur une poêle bien chaude. C'était le repas
préféré de Brô, remplaçant le pain et
la viande et nettement plus nourrissant et savoureux. Je mange toujours
ces galettes tout en pensant à Brô. J'ai vu ces galettes nulle
part ailleurs ni au restaurant ni chez des amis, ni chez les paysans ni
chez les écologistes. Je me demande pourquoi ce repas si simple,
si formidable, si bon marché et si évident est ni connu ni
préparé dans notre civilisation du blé. Il faudrait
appeler cette galette
la galette Brô par son auteur car Brô en
est bien l'inventeur.
Brô m'a laissé des marques d'adieu juste avant de disparaître. Ce sont de petites peintures de sa main sur des objets communs usuels d'environ 10 cm par 10 cm. Ce sont surtout des gouttes bleues, plutôt des coups de pinceau sur fond argenté. C'est étrange et singulier les endroits où je les retrouve tous les jours. Sur des portes, près des poignées, Sur des bouts de table, sur des tuyaux de poêle, en différents endroits, sur une lampe japonaise en papier et même en crayon blanc sur une ardoise. Je tâche de les conserver tout en utilisant ces objets. C'est quelques fois difficile d'expliquer aux femmes de ménage qui veulent tout nettoyer que ces signes sont sacrés.
Brô a été aimé et estimé de plusieurs femmes autant que je sache, il ne me parlait jamais de ses amours.
Brô volait en ballon grand ours au-dessus de nous.
Nous regardions le sol autrement nous l'aurions vu. Nous ne sommes pas
encore prêts pour Brô. Son message du paradis est très
clair mais bien mis et protégé dans un livre épais
et sacré dont nous avons perdu et pas encore retrouvé la
clef.
Hundertwasser
À bord du Regentag - avril 1996
Rencontre à Paris avec
Hundertwasser
(extrait d'une interview diffusée en 1987 sur
France Culture.)
Pierre Descargues : Hundertwasser, nous sommes avec vous dans l'atelier de Brô, c'est tout près de Saint-Julien-le-Pauvre, dans le vieux Paris. Et entouré des peintures de Brô, j'aimerais que vous parliez de votre ami qui vient de mourir.
Hundertwasser : Je crois que c'est un moment très
important pour la France, en même temps c'est une grande honte pour
la France que ce soit un peintre comme moi, autrichien, qui doit prendre
la défense d'un français, ici, au centre de Paris parce que
Brô est un très grand peintre, un peintre dont la France peut
être fière. La France n'a pas su reconnaître le génie
de Brô de son vivant. Ces derniers temps, il avait exposé
partout hors de France, à Tahiti, à Washington, à
Oslo, en Allemagne, en Autriche, en Italie et pas en France. Bien que français,
il était considéré comme un étranger en France,
une espèce d'immigré français culturellement. C'est
difficile à dire mais sa peinture est tellement différente
de ce qui se fait en peinture française, n'est-ce-pas ? On peut
dire qu'il était une antidote de la peinture française et
c'est parce qu'il a été important, qu'il a été
boycotté. En plus, il était gênant, il était
tellement gênant qu'on ferme les yeux chaque fois que l'on a le nom
de Brô à prononcer. Il était contre les courants, il
était par exemple un ennemi des intellectuels de gauche qui étaient
très en vogue il y a 30 ans, encore il y a 20 ans, n'est-ce-pas,
à un moment où tout le monde adorait Staline et Mao comme
des chèvres. Tout le monde courait après Staline. Lui, il
disait déjà non que c'était ridicule tout cela. Il
avait raison, il ne faisait pas partie d'un groupe bien qu'il était
vraiment peintre, on a qu'à voir ces tableaux pour s'apercevoir
qu'il était peintre ; peintre parce qu'il peignait avec des couleurs
et des pinceaux. Il savait utiliser des couleurs. Il y a peu de peintres
à Paris, en France. Gauguin était un peintre, Van Gogh était
un peintre. D'autres que l'on considère comme peintres n'étaient
pas des peintres, ils étaient plutôt des dessinateurs. Si
l'on pense à Picasso, il n'était pas peintre, il faisait
des dessins, il colorait. Evidemment, c'est un grand, un très grand
dessinateur, un dessinateur de génie. Mais, il n'était pas
peintre. Rappelez-vous par exemple, le tableau de Guernica, c'est le plus
célèbre et décrivez les couleurs : eh bien, vous ne
pouvez pas vous rappeler des couleurs parce qu'il n'y a pas de couleurs.
Alors Brô a ouvert une fenêtre dans un monde parallèle
de paradis. C'est le paradis dans lequel nous vivons, que nous piétinons
tous les jours parce que nous sommes incapables de le reconnaître.
P. Descargues : Comment avez-vous rencontré Brô ?
Hundertwasser : C'était en 1949 en Italie, dans la Toscane ; il faisait de l'auto-stop avec deux autres français, avec Micheline qui est devenue sa femme et Bernard Rousseau. Et c'était pour moi trois français formidables. Ils m'ont impressionné par leur comportement, leurs vêtements, leurs peintures. Parce que je venais d'Autriche, je faisais de l'auto-stop ils m'ont adopté, alors je les suivais. C'était pour moi merveilleux, c'était le début de la peinture. Je dois dire que moi je dois tout à Brô. Brô était mon maître. Quand on parle de la peinture de Hundertwasser, on peut distinguer l'ère d'avant ou après Brô. Après Brô, tout a commencé pour moi, cette possibilité et cette capacité à peindre un paradis parallèle, une vie parallèle, la vraie vie dans laquelle nous devrons vivre et non dans la vie qui est fausse aujourd'hui, cette vie fausse dictée par une fausse politique, une fausse industrie piétinant l'écologie. Cela je l'ai appris, il faut vivre la vraie vie, pas la fausse même si la majorité des gens croient par une espèce de lavage de cerveau vivre dans cette vie croyant que c'est la vraie vie. Non, ce n'est pas ça. Il faut se connaître soi-même et Brô a montré comment le faire. Il l'a vraiment montré. Brô est un sage, une sorte de chef religieux ; les Français et le monde entier vont tout à coup découvrir le génie de Brô, je suis sûr maintenant que c'est trop tard et c'est ce qui arrive souvent. Brô s'ajoute au nombre innombrable des peintres qui ont été reconnus après leur mort. Je l'ai suivi de Florence à Sienne, à San Geminiano et en Sicile. On n'avait pas d'argent, on vivait dans la rue, dans les auberges de jeunesse ou chez des gens. Ainsi, je suis arrivé en octobre/novembre 1949 à Paris. C'était le début de mon séjour dans cette ville. Ensuite, je suis resté un an légalement/illégalement mais on s'arrange avec les autorités. En 1953, je suis revenu pour préparer ma première exposition en 1954 chez Facchetti. Et...
P. Descargues : Vous n'avez jamais cessé de fréquenter Brô pendant tout ce temps-là ?
Hundertwasser : J'ai habité chez Brô.
Il m'a ouvert toute grande sa maison, à Charenton, rue Gabriel/Impasse
des Sureaux pas loin de l'Hôpital. Et là, j'ai fait certaines
de mes meilleures œuvres et on a vécu ensemble, et peint ensemble.
Brô est pour moi la personne la plus importante, plus importante
que ma mère ou que ma famille. Il s'est créé autour
de moi un grand vide parce que beaucoup de choses que je peins, je les
peins en pensant à Brô, en les montrant à Brô,
à mon maître, est-ce que c'est beau, est-ce que c'est pas
beau. Brô était très taciturne, il ne parlait pas beaucoup
; il était très renfermé sur lui-même, dans
son monde et par des gestes et des actes je déduisais s'il me considérait
comme bien, comme un ami ou non. C'était aussi son handicap, il
n'était pas un homme qui savait se débrouiller, s'emmerder
avec les galeries, les critiques, écrire des lettres, faire des
expositions. Chez Brô, c'était très fréquent
qu'il ne présente pas à un rendez-vous avec un marchand,
avec un critique, avec la télévision ; on lui prenait un
rendez-vous important pour un reportage à la télévision,
à la radio et il ne se présentait pas. Tout le monde était
là, tous les appareils, tout était prêt, mais Brô
n'était pas présent parce qu'il préférait dormir,
se promener. Il était complètement libre, il faisait aucune
concession au lavage de cerveau des autres. Et c'est pour ça que
c'est un peu difficile de travailler pour Brô et de le faire connaître.